La première chose que ressent Svetna est une douleur à la nuque. Elle grimace de douleur en se réveillant, le corps endolori d’une position trop précaire. Svetna sent le contact rugueux d’un plancher de bois sous elle, un plancher perpétuellement en mouvement. Sa tête lui fait mal. Elle cherche une prise pour pouvoir se redresser. Quand elle en trouve enfin une, le contact est froid et métallique. Il lui faut quelques minutes pour reprendre totalement ses esprits et découvrir avec effarement qu’elle est dans un chariot et que ce à quoi elle s’est cramponné est un des barreaux de la cage qui la garde enfermée, ainsi que deux autres prisonniers, un homme corpulent et une gamine qu’elle reconnait à son rictus rageur.
Cela fait longtemps que Svetna avait abandonné tout espoir de quitter sa captivité, longtemps qu’elle n’avait pas rêvé parvenir à s’enfuir. Echanger l’air vicié de la mine pour retrouver le ciel, elle y avait cru quand le demi-elfe du nom de Peliz avait organisé une tentative de fuite. Quel fou. Un bon fou. Mais un fou mort, torturé et cloué comme d’autres à des solives de soutien des tunnels de la mine pour que personne n’ignore la rétribution réservée à ceux qui refusaient leur vie d’esclave.
L’air frais, voir le ciel, la forêt non loin même derrière les barreaux d’une cage… Qu’importe la pluie qui la trempe jusqu’au os, cela lui semble plus enviable que le mouroir souterrain de Finbarr. Svetna ne se berce pour autant d’aucune illusion. Elle sait. Elle sait que personne ne revient jamais à la mine. Ceux qui meurt de fatigue ou sous les coups de fouet sont jetés dans des fosses à purins. Quand aux autres… D’après les rumeurs qui courent chez les esclaves, ils sont livrés en pâtures à des hyènes qui marchent debout ou à des ogres cannibales qui les mange vivants.
Svetna ferme les yeux et se souvient. Le vent froid la ramène des années en arrière, parmi les siens. La vie était simple et les chants rythmaient la cérémonie du passage à la vie adulte.
La jeune sauvageonne a cessé de mettre des coups de tête dans les barreaux, cessé de faire rire les geôliers pour venir se lover contre Svetna, comme adoucie par ce qu’elle fredonne. Le robuste prisonnier baisse les yeux quand il entend un des geoliers faire une lugubre promesse.
« Chantes, ma jolie, fais-toi la voix. Tu chanteras pour moi je quand on monteras le camp.
- Je préférerais qu’elle se taise, râle un autre. C’est jamais bon quand quelqu’un baragouine des trucs incompréhensibles. Qu’est-ce qui dit que c’est pas une barde ?
- Haha… Et il va se passer quoi, ses… combien déjà ? Oui, ses sept frères vont apparaitrent pour la délivrer ? » rétorque celui qui est le chef, un demi-elfe borgne.
Svetna frissonne. Durant toute sa captivité, elle n’avait parlé qu’une seule fois de sa famille à d’autres prisonniers. Le borgne perçoit le trouble de la prisonnière et s’approche de la cage.
« Ne soit pas si surprise. Tous les murs ont des oreilles. C’est justement parce que tes gardiens ont appris que tu venais d’une grande fratrie que tu a gagné le gros lot. Une belle ballade… Quoi, rien ? Pas de réactions ? »
Le chef aux oreilles pointues est presque décu et n’a aucun regard pour la petite qui siffle sa haine. Il reprend à l’attention de Svetna.
« Toi, tu vivras. Tu n’auras qu’à faire comme ta mère : mettre plein de beaux enfants au monde. »
Quand le convoi s’arrête le soir, les cinq geôliers font sortir provisoirement les prisonniers de leur cage. La gamine est attachée sur ordre du borgne qui prétend qu’une chiendent pareille tiendra les charognards à distance. Svetna est contrainte de leur faire à manger, quand au prisonnier, il doit monter les tentes. L’hobgobelin interpelle ce dernier.
« Je sais ce que tu penses. Un maillet et des piquets de tente, c’est pas suffisant pour jouer au héros, n’est-ce pas ? Mais un costaud comme toi pourrait jouer des poings, non ? Tu vois, mon ami ici présent avec le tatouage sur la figure, ça lui plairait beaucoup d’opposer son style à ta force… »
Le prisonnier, ancien soldat, ne répond pas à la provocation et se contente de faire ce qu’on lui ordonne.
Il y’a une femme parmi les cinq geôliers. Par chance, cette archère a moins d’appétit que les autres si bien que les prisonniers qui doivent se contenter des restes peuvent se mettre un petit quelque chose sous la dent. Svetna mange sans appétit car elle sent le regard lourd de l’homme qui ne la quitte pas des yeux.
A ce moment là, elle ignore encore que le danger n’a pas qu’un seul visage. Tandis que les autres ricanent, celui-ci ne cesse de la dévisager tout en fumant sa cigarette avec une froide lenteur. Quand il la termine enfin, il se lève et après avoir obtenu un regard d’acceptation du chef borgne, ordonne à Svetna de se lever. A ce moment, la jeune fille toujours attachée bondit avec la ferme attention de lui sauter à la gorge pour le mordre à pleine dents. L’attaque est si soudaine, si rapide qu’elle prend tout le monde par surprise. Tout le monde sauf la corde qui la tient attachée au chariot si bien qu’elle n’échoue que de peu son entreprise funeste, provoquant l’hilarité des geôliers. Qu’importe, elle lui lance un caillou ramassé à l’insu de tous un peu plus tôt. La pierre atteint le visage et fait saigner la lèvre inférieur de l’homme. Fou de colère, il met un certain temps à se calmer, gueulant que ça fait un mal de chien. Puis il se redresse alors et se tourne vers la gamine qui se bat en vain contre ses liens. Il dégage alors la cape qui couvre son épaule et pose sa main sur son épée dans un mouvement chevaleresque qui aurait davantage sa place dans la cour d’une caserne que dans la plaine du Vinland.
« Soit, jeune fille, rien ne me fais plus plaisir que de relever un défi. »
Il avait insisté sur ce dernier mot. Svetna entrevoit le mouvement discret du menton que lui adresse la geôlière, lui intimant de raisonner la gamine. La jeune femme va aussitot près d’elle pour lui demander de se calmer. De son coté, le prétendu chevalier est en train de se disputer avec son chef, arguant qu’il y’avait eu grande offense et que ce ne serait pas si grave d’en livrer deux vivants au lieu de trois. Très calmement, le borgne demi-elfe lui expliqua que s’il l’oblige à se répéter, il se chargera de lui formuler lui-même un défi explicite, rien que pour lui faire plaisir.
L’avertissement fait mouche et l’homme abandonne tout désir de laver son honneur au dépend de la petite. Il fait de son mieux pour garder bonne figure puis saisit Svetna par le bras pour la trainer à l’écart.
« Un problème, Régina ? » demande le chef à l’archère.
Malgré la perte d’un oeil, le demi-elfe faisait preuve d’une acuité exceptionnelle. Regina garde les lèvres closes et se contenta de répondre non de la tête en regardant par terre.
« Bien. Remets donc notre contremaitre dans sa cellule, je te prie. »
Le prisonnier ne se fait pas prier pour retourner dans la cage. Elle s’apprête à faire de même avec la jeune fille quand le demi-elfe l’interrompt.
« Non, celle-ci reste où elle est. Dites, on l’entend pas beaucoup chanter, la grande ? demande-t-il aux deux autres geôliers. Ramenez-les ici. »
Le vieux moine tatoué et le prêtre hobgobelin lâchent la bouteille de whisky qu’ils se disputent et partent chercher la prisonnière et le cavalier.
« Pourquoi tu m’as interrompu ? gueule ce dernier à son retour. Je commençais à peine !
- Parce qu’on manque de divertissement et que la plaine est bien trop silencieuse. Visiblement, notre invitée ne veut pas chanter pour toi…
- Qu’est-ce que tu…, commence à demander l’archère sans pouvoir finir sa question, regrettant déjà son intervention.
- Tu es trop tendue, Regina. Tu devrais… apprendre à faire la fête.
- Le chef à raison, tu gâches l’ambiance. Je peux t’enseigner Rovagug… et deux trois autres trucs encore. »
L’hobgobelin s’est rapproché de l’archère avec un sourire lubrique. Regina recule rapidement d’un pas et encoche en un éclair une flèche dans son arc.
« Tu vas faire quoi, toute seule, hein ? demande provocateur le prêtre hobgobelin.
- Elle va chasser, intervient le demi-elfe. Tu peux disposer si tu le souhaites, Regina. »
Après le cavalier, c’était maintenant au tour de l’hobgobelin d’avoir du ressentiment envers le borgne, crachant par terre sa colère de voir l’archère s’éloigner.
« Pourquoi tu t’en est mêlé ? J’ai pas peur d’elle !
- Je le sais, ça. Mais je sais aussi qu’un bon archer fait souvent la différence entre une bonne et une mauvaise escouade. Et comme je la crois meilleure que toi à l’arc… Allez, arrêtez donc de maugréer, nous avons une invitée. On peut être très gentil, tu sais, dit-il a Svetna. On est pas assez nombreux pour remplacer tes frères mais que ça ne t’empêches pas de chanter pour nous… »
Les geôliers échangent alors un regard mauvais. Ici, loin de tout, ils sont plus que jamais au dessus des règles. D’un mouvement leste, le moine la fait tomber lourdement au sol. L’hobgobelin grogne sa satisfaction. Le cavalier se rapproche également et l’empêche de se relever. Tout cela se passe à moins de deux mètres de la jeune fille qui devient folle de rage et griffe le vide.
Quand le demi-elfe vient les rejoindre à son tour, il tient d’une main gantée un morceau de bois dont l’extrémité est rougie par les braises du feu de camp.
« Oui, tu vas chanter. Et plus fort que cette furie, crois-moi. »
C’est à cet instant que Svetna comprend. Comprend qu’il n’est pas le chef de cette bande d’ordures pour rien. Son esprit confus est déchirée entre la peur qui grandit en elle et l’acceptation renouvelée de son impuissance, une impuissance que la petite refusera sans doute toute sa vie. Avant de sombrer dans le pire des cauchemards, Svetna entend le demi-elfe dire d’une voix morne.
« Et toi, petite, dépêches-toi de grandir. Tu apprendras que la justice ne se trouve pas sous un caillou. »