Trempée jusqu’aux os, la jeune femme ne put retenir une expression de dégoût en pénétrant dans ce bâtiment qui avait du être autrefois un corps de ferme. Elle qui s’était retenue de demander la signification de ces deux lanternes qui éclairait l’entrée d’une lumière violacée, elle n’avait maintenant plus de doute : ce ne pouvait être qu’un bordel, comme l’appelait les gardes de son père. Elle avait déjà entendu des conversations sur ces lieux où les hommes venaient dépenser leur soldes. En voyant les femmes présentes, d’âge divers et passablement dévêtues, elle ressentit de la peur : qu’allait-on dire d’elle, lady Elianor de Castellane, si on la reconnaissait dans pareille situation ? Toute fille cadette qu’elle était, elle devait en chaque instant préserver l’honneur de sa maison. Mais… Emmon, sire Emmon, il comprendrait !
« Sire Emmon, de grâce, ne pouvons-nous pas aller ailleurs ? Sommes-nous vraiment si loin de ce manoir ? demanda-t-elle d’une voix suppliante.
Je suis désolé, ma dame. Il n’est pas prudent de vous faire voyager de nuit sous pareil averse.
Je ne suis plus une enfant et… vous devez m’obéir ! »
Le jeune chevalier la regarda sous un jour nouveau et réalisa l’étendue de son trouble.
« Commandez et j’obéirais. Mais vous commanderez demain, quand il fera jour et pas de nuit en tombant malade dehors alors que je n’ai pas de soigneur avec moi. Vous ne risquez rien ici, je vous le promet. Je vais vous faire dégager la cheminée et nous partirons à l’aube de bonne heure. »
Depuis qu’ils avaient du abandonner le carrosse sur la route boueuse, tout allait de mal en pis. Les efforts vains pour dégager le véhicule sous des trombes d’eau, l’absence d’aide dans cette région maudite et cette marche forcée jusque cette bâtisse en amont de leur destination. Sire Emmon ordonna à son jeune écuyer de s’occuper des montures. Un regard à la chambrière de la lady la sorti de sa torpeur. Celle-ci s’affaira à défaire la lourde cape de voyage du chevalier des épaules d’Elianor qui se trouva alors soulagée d’un poids non-négligeable. Le tissu dense et gras avait protégé ses beaux atours et ses soieries. Malgré la faible luminosité ambiante, sa tenue scintillait de mille feux.
Lady Elianor portait une robe près du corps avec de longues manches et parée d’une ceinture large et longue marquant la taille, se croisant dans le dos pour se nouer devant. Une fourrure d’hermine encadrait ses épaules et un surcot sans manches parsemé de minuscules joailleries parfaitement alignées finissait de lui conférer l’aura mystérieuse de la grâce prédestinée. Le silence qui suivit la découverte de sa personne ne fut perturbé que par les murmures d’admirations des filles de joie. C’est surement elle, disait-on, celle qu’va épouser l’fils ainé des Hightower. Vraiment ? Mais si, que j’te dis, sinon elle porterait une coiffe pour cacher ses cheveux. Même qu’c’est à ça qu’on r’connait une pucelle noble.
Elianor avait appris à garder le silence en société si bien qu’elle avait développé une ouïe excellente. Malgré l’élocution laborieuse et les accents gutturaux, elle ne manqua rien des chuchotements de commères. Quelque chose craqua en elle, quelque chose qui manqua de briser son visage de porcelaine.
Ser Emmon négocia sans compter ses écus un large périmètre autour de la cheminée. Sretena, la vieille matrone, céda en riant et en commentant qu’avec ce temps de chiotte, elle n’aurait ce soir aucun problème de surpopulation et qu’on s’ennuierait comme un rat mort. Elianor avait l’impression que tout le monde la dévisageait et n’arrivait pas à maitriser les mouvements nerveux de ses grands yeux. A mesure qu’elle séchait et maintenant qu’elle était installée et entourée des visages connus du chevalier, de l’écuyer et de la chambrière, elle retrouva une dignité parfaitement maitrisée par des années d’éducation et de maintien exemplaire. Goûtant du bout des lèvres la nourriture qui lui était proposée, elle déclina systématiquement en prétextant ne pas avoir faim. L’écuyer faisant moins le difficile. Elianor dut dire à sa chambrière qu’elle voyait se dandiner sur son banc de manger si elle avait de l’appétit. Celle-ci la remercia rapidement et commença à dévorer son assiette de ragoût. Le chevalier mangeait peu et semblait visiblement nerveux de ne rien pouvoir faire pour que leur tablée ne soit pas l’objet de la curiosité des pensionnaires de ce refuge indigne.
Les marmonnements incessants de la matrone qui pestait de voir sa tambouille dédaigné perturbèrent indirectement le calme relatif de la soirée. Agacée par les simagrées de la matrone, Silva, une beauté brune pensionnaire du lieu, entrepris de débarrasser la grande table des nombreuses écuelles de nourriture gâchée. Ce faisant, elle provoqua un mouvement de sursaut de la lady et renversa une des assiettes. Le silence qui s’ensuivit vit la chambrière se précipiter pour nettoyer la manche d’Elianor à peine éclaboussée. La lady explosa après un bref tremblement annonciateur de tempête.
« Regardez ce que vous avez fait ! Eloignez-vous de moi, sale… »
Ses mots moururent dans sa gorge en croisant le regard dur de la femme debout devant elle. Silva, qui n’avait pas bougé d’un pas, entrepris même de compléter la phrase restée en suspens.
« Pute ? Catin ? Fille de joie ? »
Estomaquée, Elianor écarquillait les yeux de surprise. La porcelaine se fissurait.
« Connaissez-vous la différence entre une prostituée et une noble ? reprit Silva. La première a des amants successifs, la seconde est vendue à un propriétaire exclusif. »
La lady eut un hoquet de stupeur. Intérieurement, Elianor manquait d’étouffer. Quand elle retrouva son souffle, ce fut pour réaliser qu’elle n’arriverait pas à retenir ses larmes. Silva plissa les yeux en penchant la tête pour observer cette petite colombe tandis qu’un homme vautré non loin devant plusieurs chopes de bière riait dans sa barbe. « Ha, elle est bien envoyé, celle-là. Faudra que je m’en rappelle. »
Sire Emmon se leva et jeta un regard noir au malotru avant de toiser tout un chacun avant de comprendre qu’Elianor pleurait. Ce fut comme un coup de poing qui le frappa en plein ventre. Lui qui avait largement payé le prix de leur tranquillité ne trouva pas d’autre réponse à sa perte de repères que de céder à la colère qui l’envahissait. Dans un mouvement de recul, Silva eut juste le réflexe de tourner la tête et de lever sa main pour se protéger.
La gifle n’atteignit pas sa cible. L’homme qui ne devait pas être si ivre que cela avait jailli d’un bond pour bousculer le chevalier. Sire Emmon manqua d’être renversé mais se rattrapa à un poteau sur le chemin de sa chute puis d’un seul geste, se retourna en dégainant son épée. Il y’eut un cri, une carafe renversée, une odeur de mort. Devant l’épée, l’impudent pencha lentement la tête sur le coté et sourit encore l'espace d'un instant court, comme s'il venait de constater ce qu'il avait à perdre. Soumis, il se recroquevilla en levant une main craintive sans quitter des yeux la pointe d’acier. Sire Emmon eut un soupir de soulagement et baissa son arme. Soudain, faisant apparaitre un poignard dans son autre main, l’homme se redressa en un éclair pour bondir sur le chevalier qui se retrouva plaqué au poteau de bois, une lame sous la gorge. Bannor rapprocha son visage de celle de sire Emmon pour lui souffler d’une haleine éthylique et d’un ton amer « avec les compliments des Tailles-Gosiers ».
« Arrêtez, je vous en supplie, supplia lady Castellane qui se redressa malgré la peur qui coulait dans ses veines. Par pitié, prenez cet or et laissez-le. »
Les idées un peu brumeuses, Bannor s’appliqua à prendre conscience des positions de chacun. Il ne restait qu’une seule menace. Une légère pression du tranchant de sa lame sur la gorge du chevalier força ce dernier à lâcher son épée. Dodelinant molement la tête d’un mouvement qui disait non, il libéra sire Emmon et reculant de deux pas maladroits. Peinant encore à comprendre ce qui venait de se produire, le chevalier tâta sa gorge d’une main pour vérifier s’il saignait. Aliénor était maintenant près de lui, visiblement soulagée de ne pas le perdre. Sans quitter des yeux ces illustres visiteurs, Silva se rapprocha d’un pas de Bannor.
« Je vous ai rien demandé.
Moi non plus. » répondit-il en reniflant.
A ce moment là, personne à part Sretena n’aurait pu voir l’imperceptible sourire de sa fille préférée.
Le calme était revenu dans la bâtisse. Les rares clients consommateurs d’étreinte tarifée étaient partis depuis un moment. Les autres, les voyageurs qui n’étaient pas d’ici, se virent octroyer des chambres aux décorations bariolés. Lady Aliénor était maintenant seule avec Silva. De l’autre coté de la salle, sire Emmon ne les quittait pas des yeux, très curieux de ce qu’elles pouvaient bien se dire, très curieux de pourquoi Aliénor ne cessait de se triturer nerveusement les mains. Comme si elle avait deviné sa honteuse curiosité, la prostituée avait tourné la tête vers lui bientôt suivi d’un mouvement identique de la lady…
Bannor se réveilla en sueur au milieu de la nuit, convaincu que des griffes immenses étaient en train de l’écraser au sol tandis qu’une voix cristalline se riait de lui. Il mit un certain temps à retrouver une respiration mesurée. Le silence de la nuit aidant, il perçut un léger bruit, distant et saccadé. Il soupira en se rappelant qu’il avait vidé depuis un moment sa bouteille de vin. En s’appliquant à se rendormir, il songea qu’il aurait également dû négocier qu’on lui coupe quelque cheveux en plus de cette chambre miteuse.
Il eu l’impression qu’il venait à peine de se rendormir quand il fut tiré du lit par Sretena pour aller prêter main forte à débourber le carrosse. Bien que participant à rebrousse-poil, sa contribution aux efforts du chevalier et de son écuyer allait permettre à lady Castellane de rejoindre le grand manoir des Hightower dans un véhicule digne de son rang. En montant à bord, Elianor salua Silva d’un long regard plein de gratitude.
Bannor se sentit la nécessité de dire quelque chose. Quand il lança au chevalier qu’il ne devait jamais baisser l’épaule de son bras d’épée, sire Emmon se contenta de souffler et fit faire volte-face à sa monture après un bref signe de tête à la matrone et à Silva.
« Ha ! Y’a rien de plus inutile qu’un homme qui donne des conseils à un autre homme, siffla la vieille. »
En voyant le sourire complice des deux femmes, Bannor commença à associer quelques évidences : les larmes de la lady, sa peur qu’il tue le chevalier, son long entretien avec Silva, la nervosité du chevalier à la conduire à son futur époux, les bruits nocturnes. Sacré gamine, songea-t-il.
Les deux femmes commençaient à revenir dans la bâtisse quand il insista comme le fouille-merde qu’il n’avait jamais cesser d’être.
« Dites voir… Comment ça va se passer pour elle si on découvre qu’elle n’est pas… plus… vierge ? »
Silva se retourna et compris qu’il n’allait pas lâcher le sujet avant d’avoir une réponse.
« Allons, commença-t-elle. Ce n’est pas parce que nous vivons dans une société gouvernée par les hommes que les femmes n’ont pas trouvés quelques solutions aux problèmes du quotidien. »
Bannor ne comprenait visiblement rien. Sretena prit le relais.
« Une tache de sang de cochon vaut bien une tache de sang de jeune fille, grand nigaud. Ha ! J’ai eu ici une fille qui a vendu sa virginité trente-huit fois. On serait à coté de la capitale, on aurait pu faire plus. Bah quoi, se gaussa Sretena, ça y’est, tu comprends ou il faut te faire goûter du thé de lune pour te nettoyer en profondeur ? »
Ce fut au tour de Silva d’être curieuse.
« Tu n’étais pas venu jusqu’ici pour aller toi aussi chez les Hightower ?
Si. Pour du travail, justement. Mais… vaut mieux pas.
Vraiment ?
Je me connais. Je finirais par ouvrir ma grande gueule. »
C’est finalement chez Sretena qu’il resta pour travailler. Couper du bois, nettoyer la cheminée, réparer des fenêtres, un vrai travail de tueur de monstre et de chevalier de l’Ordre impérial, ça.
Quelques semaines plus tard, par une nuit de pleine lune, il sursauta en réalisant que quelqu’un avait ouvert sa porte. Silva se tenait à l’embrasure de la porte, une lanterne à la main. La faible lueur de la bougie suffisait à laisser deviner le galbe de ses seins nus sous le voile soyeux. Les mèches de ses cheveux tombaient en cascade sur l’ovale de son visage. Elle avait le regard baissé et arborait un sourire discret.
Bannor n’avait jamais vu et ne reverrait sans doute jamais pudeur plus troublante, grâce si délicate. La promesse d’une douceur et d’une attention délicate dans chaque geste et chaque étreinte, une douceur qui n’aurait rien à voir avec ses ébats passés, que ce fut avec Allara qu’il avait si souvent possédé ou les autres avant elle. Silva pivota lentement pour faire demi-tour, dévoilant l’autre facette des courbes de sa silhouette gracile avant de s’éloigner d’un pas doux et feutré. Il savait Silva belle, il découvrait cette nuit combien son jugement était en dessous de la vérité. Bannor resta interdit un instant. Ce n’était pas un rêve. Il n’avait qu’à franchir cette porte et suivre cette lumière qui lui ferait quitter le monde des ténèbres.
Ce matin-là, Bannor coupa du bois avec ardeur. Quand il revint avec une troisième brouette pleine de bûches, il fut surpris de trouver Sretena qui l’attendait dehors avec un baluchon regroupant les quelques affaires qu’il ne portait pas déjà sur lui. Il mit un court instant à comprendre qu’elle attendait de lui qu’il parte. Le pas qu’elle fit pour s’interposer et son expression renfrognée en crachant à ses pieds en disait long. Il comprit en fermant les yeux de dépit que son temps ici était passé.
« Silva, lâcha-t-il faiblement en rouvrant les yeux.
Une femme pardonne parfois à un homme qui brusque l’occasion, jamais à celui qui la manque. »
Il n’avait pas pu. Pas pu se lever. Il était resté dans le noir, assis comme un idiot. Un noir de plus en plus profond à mesure qu’il avait laissé partir la lumière qui l’aurait conduit hors de cette grotte où il resterait condamné à jamais.